La France est difficile à cerner, ça, je le savais déjà.
Pour autant, cette difficulté ne rebute pas l’américain Ezra Suleiman, qui entreprend, dans ce livre, de dresser l’impressionnant catalogue de ses « schizophrénies ».
Nous avons là un livre fort intéressant d’Américain doublé d’un livre de « cosmopolite », puisque l’auteur est de confession juive, d’origine irakienne et qu’il fut en partie élevé au Royaume-Uni.
Francophile éprouvé (mais oui mais oui), Ezra Suleiman applique le principe « qui aime bien châtie bien ». Sa profonde connaissance de la France et son acuité observatrice l’aident à démêler l’écheveau des multiples complexités françaises, et à dresser de l’hexagone (pour autant que ce soit possible) un portrait somme toute assez net. Même s’il est sans concession. Si les dents françaises grincent à cette lecture, peut-être sera-ce le signe qu’il a atteint son but : confronter la France à sa propre « réalité réelle ».
Car, nous dit-il, esprit français et vérité nue, crue ne font pas bon ménage. « En France, on a souvent l’impression que la vérité a tort ». A quoi cela est-il dû ? Eh bien, à la magie du verbe, du principe, pour ne pas dire de l’incantation (républicaine, ça va sans dire !).
Les Français seraient-ils malins au point de masquer leur élitisme forcené et leur obsession presque comique tant elle est crispée des hiérarchies, des statuts et prérogatives – en un mot de l’autorité (d’où le pullulement des gens atteints du « syndrome du petit chef » entouré de sa « petite cour ») à l’aide de grandes envolées lyriques et intellectuelles ?
D’après l’auteur, ils préfèrent, de loin, le maniement des abstractions au concret et à sa loi dure, implacable, rébarbative.
Duplicité, « mauvaise foi » ? L’auteur n’est pas sévère à ce point. Disons plutôt que cela est la faute de l’Histoire de France, une histoire prégnante – trop prégnante ? – qui leur a appris à gérer les contradictions comme personne.
Car l’ombre des grandes figures de l’Histoire de France plane toujours, inévacuable : les figures de Louis XIV, Napoléon et Charles De Gaulle. Trois « hommes forts », trois figures de proue d’une uniformisation sans égale.
Cette uniformisation séculaire, à force d’agir à la manière d’un rouleau compresseur, a modelé un pays compact (pour ne pas dire « lourd »), profondément centré sur lui-même. A croire que l’idéal ombrageusement autarcique, la fermeture à toute différence (assimilée, dans le cas qui nous occupe, à une discordance) et le fait d’ignorer quasi complètement le monde extérieur ont été les catalyseurs d’un orgueil et d’une réticence à se remettre en cause à nulle autre pareils.
Car, insiste Ezra Suleiman, ce que craindrait par dessus tout, plus encore que la peste et le choléra réunis, le pays d’Astérix, c’est de se voir pleinement intégré au concert des nations « normales », banales. La France a une âme de franc tireur, de bravache, d’oppositionnel systématique, qu’on se le dise . Elle a pris l’habitude de se proposer pour modèle au monde entier.
Hélas, l’eau a coulé sous les ponts depuis la Révolution et, même, depuis De Gaulle. Seule, semble-t-il, la France paraît figée dans son sommeil tissé d’autosatisfaction béate. La « Belle au Bois Dormant » frileuse et conservatrice aime à se reposer sur ses lauriers et se cramponne à un système jugé par Ezra Suleiman comme de plus en plus « obsolète ». Elle n’a pas encore compris que grands mots et rodomontades ne sont plus de saison. A l’égard de la « superpuissance » que sont les Etats-Unis, elle manque totalement de pragmatisme et fait les plus énormes contresens (mais n’est-ce pas normal pour des gens qui confondent volontiers « croire que » et « savoir que » ?). Accepter que l’on n’est plus qu’une « puissance moyenne » d’Europe, est-ce si difficile ?
Ezra Suleiman touche à un point très, très sensible lorsqu’il dénonce la « nouvelle aristocratie » que forment les fameuses Grandes Ecoles françaises et les privilèges corporatistes qui freinent la société entière (et c’est un fait, il est difficile de se faire une place, en France, lorsqu’on n’est pas « né ou il faut », dans un cénacle très fermé, ou lorsqu’on n’est pas passé par des filières d’une rigidité à toute épreuve, aussi rectilignes que des rails).
Anti-américanisme, « mandarinat », multiples lourdeurs bureaucratiques, faillite entretenue de l’université, attachement prioritaire à la « douce vie », absence de culture du travail et, surtout, de ce que l’auteur appelle le sens du « service », au nom de l’orgueil, de la hantise de se voir rabaissé et méprisé, comme sous l’Ancien Régime (à croire que 89 serait à refaire ! ). Méfiance chevillée au corps des Français les uns envers les autres et confinement dans une « morosité » chronique, qui tient du tic.
Avec un sérieux qui n’exclut pas, quelquefois, des pointes bienvenues d’humour mordant, Ezra Suleiman se penche au chevet du « malade » (car désormais, ç’en est bien un, ou, du moins, c’est en passe de le devenir).
Sans céder aux chants des sirènes obsédants des lamentations pessimistes qui sont devenues, avec le temps, une autre spécialité-spécificité nationale, il nous assène que la France doit se réformer et s’adapter, mettre plus de souplesse dans ses vieux rouages. Même si elle voit la « mondialisation » d’un mauvais œil, elle n’a pas le choix : il lui faut à tout prix « sortir de sa coquille » et briser sa « léthargie » si elle veut encore compter un tant soit peu dans le monde.
On se sent un tantinet « poussiéreux » après avoir lu ce livre.
Si Ezra Suleiman a raison, plus que raison, sur bien des points, et même si l’on n’est pas un fan d’une « exception » plus que prétentieuse qui commence à coûter très cher, on ne peut s’empêcher, dès lors que l’on prend un petit peu de recul, de déceler en lui l’empreinte d’une vision libérale très américaine.
L’orgueil gaulois en prend un coup : nos « irréductibles » ne seraient-ils, au fond, que d’indécrottables « petits rigolos » folkloriques ?
La France, on l’a vu, compose avec ses propres contradictions par le déni. Comme si l’esprit généreux et rebelle issu de la Révolution n’avait fait que se superposer, sans le moins du monde l’annuler, à un autre esprit bien plus profond, qui imprègne encore les réflexes : l’esprit chauvin, conservateur, autoritariste, dédaigneux de l’Ancien Régime, avec son idéal « aristocratique » et son goût pour les privilèges.
C’est vrai qu’on s’y perd, qu’on ne sait pas bien quel visage retenir. Celui qui encense la loi, ou celui qui encourage ses contournements ? Le frondeur un tantinet anar ou l’homme d’ordre, le « pète-sec » qui a résolument « le porte-feuille à droite » ?
Faudrait-il remplacer la figure de Marianne par celle de Janus ?
Le double langage a réponse à tout. Il piège, il biaise…et il irrite.
P.Laranco.